Racisme, esclavage, Aristote et Islam (Bernard Lewis)

Race et esclavage au Proche-Orient / Bernard Lewis, 1992:

On ne peut s’appuyer sur le Coran pour prétendre qu’il existe des races supérieures et des races inférieures et que les secondes sont vouées à être subordonnées aux premières: une majorité écrasante de juristes et de théologiens musulmans rejettent également cette idée. Cependant, certaines traditions primitives, transmises par d’anciennes règles et attendus juridiques, assignent aux Arabes un statut privilégié par rapport aux autres peuples de la communauté islamique.
(…)
Certains juristes, citant les traditions anciennes et le Coran lui-même, rejetaient totalement l’idée d’un privilège ethnique, fût-ce celui des Arabes. Même ceux qui y souscrivaient partiellement le faisaient en pensant à la parenté avec le Prophète et la réduisaient à une sorte de prestige social, sans grande signification dans la pratique. A aucun moment les théologiens et les juristes musulmans n’ont accepté l’idée qu’il pouvait exister dans l’humanité des races prédisposées par la nature ou vouées par la Providence à la condition d’esclaves.
Pourtant cette idée, héritée de l’Antiquité, trouvait des échos dans les écrits musulmans, d’autant plus qu’elle commençait à correspondre aux réalités de la société musulmane en évolution. Aristote, traitant de l’esclavage, observait que si certains sont libres par nature, d’autres sont, par nature, esclaves. C’est pour cela que la condition d’esclave est à la fois « bénéfique et juste » et qu’une guerre entreprise pour réduire en esclavage ceux qui y sont destinés est une guerre juste.
Cette opinion, ainsi que d’autres de même source, fut reprise par un petit nombre de musulmans aristotéliciens qui lui firent écho. C’est ainsi que le philosophe du Xe siècle al-Farabi cite, dans sa liste des guerres justes, celles dont le but est de subjuger et d’asservir ceux pour qui « le statut le meilleur et le plus avantageux au monde est de servir et d’être esclave » et qui refusent néanmoins l’esclavage.
(…)
Le grand médecin et philosophe Avicenne (980-1037) note, comme une part de la sagesse providentielle de Dieu, qu’il a placé dans les régions de grands froids ou de grandes chaleurs des peuples esclaves par nature et incapables de choses plus élevées – « car il faut qu’il y ait des maîtres et des esclaves ». Tels sont les Turcs et leurs voisins du Nord, et les Noirs d’Afrique.
(…)
A l’époque, la grande majorité des esclaves musulmans étaient soit turcs, soit noirs, et la doctrine aristotélicienne de l’esclavage naturel, mise au goût du jour, fournissait une justification commode de leur asservissement.

Ibn Khaldun (Muqaddima, cité par Bernard Lewis):

Par conséquent, les nations nègres sont en règle générale dociles à l’esclavage, parce qu’ils [les Nègres] ont peu [de ce qui est essentiellement] humain et possèdent des attributs tout à fait voisins de ceux d’animaux stupides…

Samedi commentaire abondant de Kassambre, commentateur apologiste de l’islam et prolixe, sur des forums ou sur DailyMotion, à l’article Nietzsche et l’islam. Comme je farfouille pour en savoir un peu plus sur ce commentateur, je tombe sur une interview de Tidiane N’Diaye sur DailyMotion et sur une émission d’Arte, mise sur un blogue islamophobe mais disponible également sur DailyMotion sur trois clips: « Les esclaves oubliés » d’Antoine Vitkine.

L’émission est, me semble-t-il, une remarquable synthèse sur la traite dite musulmane, qui n’oublie pas de la situer dans le contexte des autres traites, intra-africaine et atlantique, c’est-à-dire plus attachée à rétablir une vérité (qui n’a jamais été vraiment ignorée, comme l’indique le début de l’émission), qu’à instruire un procès de « civilisations » et de rappeler que s’il y a eu des persécuteurs il y a surtout eu une victime, l’Afrique, les populations africaines décimées et asservies par les différents esclavagismes.

Une allusion à Ibn Khaldun comme théoricien du racisme (je ne sais plus si c’est dans l’émission d’Arte ou dans l’interview de Tidiane N’Diaye) m’a rappelé la lecture faite il y a un an ou deux d’une étude de Bernard Lewis, recueillie dans le gros volume de Quarto Gallimard intitulé « Islam ».

La dénonciation de la traite orientale, nécessaire, pose cette difficulté qu’elle est instrumentalisée dans l’esprit essentialiste de la guerre des civilisations. Elle sert à renvoyer la balle dans une joute dualiste où l’Islam, indistinctement ensemble méta-culturel (« civilisation ») et religion, est opposé à l’Occident, autre « civilisation » marquée également par une caractéristique religieuse mais plus labile, celle-ci, évoluant au gré des circonstances et des opportunités, entre la chrétienté (les « racines chrétiennes »), le supposé judéo-christianisme (seul monothéisme authentique selon des gens comme Alain Besançon), et les Lumières, voire l’athéisme de la sortie de la religion, en passant par l' »héritage grec ». En même temps qu’on réclame la fin de la repentance pour l’Occident, on la réclame de la part de l’autre, Islam et plus conjoncturellement peuples africains eux-mêmes.

Race et esclavage au Proche-Orient examine l’esclavage en Islam du point de vue idéologique et spéculatif, dans ses justifications et en particulier les élaborations concernant les diverses nations et les races. Il fait ainsi un complément parfait au documentaire évoqué ci-dessus.

L’étude de Lewis (entre autres) amène à poser deux constatations:

L’Islam n’est pas monolithique. Telle quelle, la thèse est triviale, on l’entend partout, elle est « politiquement correcte » mais elle est généralement comprise de façon binaire comme une opposition entre un mauvais islam (l’islamisme politique, wahabite, salafite, le voile…) et un bon islam, plus ou moins défini lui aussi et qui se réduit volontiers à un islam selon les vœux de l’Occident, qui aurait perdu toute problématique propre, se réduisant à une religiosité intime et privée, sur le modèle du christianisme européen. L’étude de Lewis fait apparaître des oppositions qui ne correspondent pas à ce schéma. Une citation mise sur ce blogue présentait un exemple d’opposition entre valeurs religieuses, universalistes, et valeurs ethniques arabes, suprématistes. Lewis y fait allusion et il décrit également l’opposition entre culture religieuse et culture philosophique laïcisante (Al-Farabi, Avicenne, Ibn Khaldun, trois héros des « lumières » arabes) sur des postions inverses de celles que leur supposerait la doxa contemporaine (autres exemples: le rationalisme mu’tazilite comme instituant la première inquisition, les liens entre Averroes et le régime intolérant des Almohades…). (NB: à ceux qui comprendrait ce fait comme la preuve d’une hétérogénéité radicale de la « civilisation islamique », on rappellera qu’en Occident le racisme biologique a été élaboré dans le cadre de la philosophie laïcisée et des nouvelles sciences sociales – qui ont pu reconnaître par ailleurs Ibn Khaldun comme un précurseur).

L’Islam et l’Occident ne sont pas deux entités étanchément distinctes, deux civilisations porteuses de leurs propres ADN religieux-culturels qui les voueraient à s’opposer. On aperçoit à travers l’étude de Lewis la génèse d’un racisme biologique (ou ethnique si l’on considère que « biologique » est anachronique), dont l’expression théorique culmine chez Ibn Khaldun et qui se rapproche caractéristiquement du racisme élaboré en Occident. Au point qu’on peut se demander si la genèse du racisme moderne n’est pas le fruit d’une élaboration commune (ou du moins seulement partiellement distincte). Lewis montre ce que le racisme arabo-islamique doit à Aristote. De ce point de vue on peut considérer que l’Islam et l’Occident partagent, quant au racisme, des racines spéculatives communes. On peut cependant douter que le racisme soit à porter au « crédit » d’un héritage islamique de l’Occident (encore que ceux-là mêmes qui aujourd’hui contestent la réalité de cet héritage ne répugneraient peut-être pas à reconnaître cet héritage-là): l’histoire du racisme occidental, depuis les élaborations clunisiennes jusqu’aux théorisations biologiques des deux derniers siècles, se déroule de façon autonome et sans emprunter aux penseurs arabes. Mais le racisme ne se limite pas à ses justifications théoriques et il est hors de doute que les acteurs de l’esclavagisme européen et ceux de l’esclavagisme islamique se sont cotoyés sur la terre d’Afrique et qu’ils ont pu échanger leurs conceptions raciales.

7 réflexions sur “Racisme, esclavage, Aristote et Islam (Bernard Lewis)

  1. Une des forces de l’islam est que cette religion ne fait aucune distinction ou discrimination raciale, sociale et même sexuelle, (la femme a des droits dans l’islam, les occidentaux ont tendances à confondre tradition et religion et se focalisent trop sur les extrémistes qui représentent une partie minoritaire).
    Par contre je ne comprends pas pourquoi dans le judaïsme seulement ceux qui sont descendant d’une mère juive peuvent pratiquer cette religion. Et je ne comprends pas pourquoi le peuple juif se prends pour le peuple élu? Est ce que le judaïsme serait une religion raciste? Je demande un éclaircissement sur ce sujet s’il vous plait.

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  2. @ nabman: je vais essayer de répondre à vos questions bien que je ne sois pas une autorité en matière de judaïsme:
    1. Il n’est pas nécessaire de descendre d’une mère juive pour pratiquer le judaïsme. Selon l’opinion des docteurs du judaïsme (bien qu’il y ait eu des discussions à ce sujet), le fait d’avoir une mère juive est la condition pour appartenir sans autre condition au peuple juif. Il est cependant possible de se convertir au judaïsme. Cependant, à la différence de la conversion à confession chrétienne ou à l’islam, la conversion au judaïsme demande un processus et un effort long de la part du candidat (prosélyte). C’est que la religion juive est la religion d’un peuple et non une religion individuelle, se convertir à la religion juive, c’est entrer dans le peuple juif.
    2. Beaucoup de Juifs, en particulier des Juifs non croyants, ne se sentent pas appartenir au peuple élu. L’élection d’Israël (le peuple et non l’Etat moderne) est dans la Torah, on peut même dire qu’elle est le sujet principal de la Torah, qui est livre sacré et révélation divine pour les chrétiens comme pour les musulmans. Ce qui signifie que l’élection du peuple juif n’est pas une prétention de ce peuple mais une révélation divine reconnue par les 3 religions abrahamiques. La différence est que pour le christianisme ou pour l’islam (avec des différences), cette élection a pris un autre sens avec les révélations ultérieures.
    3. Le judaïsme n’est pas une religion raciste même si on peut rencontrer, dans l’extrême-droite religieuse israélienne en particulier, des interprétations racistes du judaïsme. Le peuple juif n’est pas une race et le sens de la condition de la filiation maternelle ne doit pas être interprétée dans un sens racial ou génétique mais comme indiquant une éducation aux difficiles commandements de la Torah dès la naissance.

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  3. Les musulmans ne font pas l’islam.

    l’esclavage pratiqué par les civilisations anciennes, et ceci est confirmé par d’illustres historiens. L’esclavage y fut donc un fait relevant de l’ordre économique, résultant du travail. Cela est bien clair, et, historique.

    Mais AUCUNE de ces civilisations n’avaient établi l’esclavage sur des critères RACIAUX, comme ce fut le cas en Occident!!!

    Le problème c’est que cette logique est émaillée de contrevérités historiques, il est diffamatoire à l’endroit de l’Islam et du Coran, il est moqueur envers les souffrances qu’ont dû endurer des hommes et des femmes d’Afrique tout autant que les effets mutilants de l’esclavage et son corollaire raciste, sur les générations postérieures.
    Au niveau de l’Histoire, rien n’est plus faux que d’affirmer que le type d’esclavage pratiqué en Occident (Etats-Unis et Europe) fut pratiqué de tout temps et par toutes civilisations. En effet l’esclavage existe depuis la nuit des temps. Ce fut une époque où c’était même une mesure « humanitaire »!
    Je m’explique. Auparavant après les guerres, il fut d’usage de tuer tous les survivants ennemis.

    Puis on prit conscience que l’on pouvait bénéficier, là, de « main d’oeuvre » gratuite, alors on institua l’esclavage, épargnant, par la même, la vie des prisonniers de guerre, blancs, noirs ou jaunes. Les esclaves provenaient donc de prisonniers de guerre. Ces personnes pouvaient d’ailleurs souvent être libérées, se racheter, voire se marier avec leur maître, donc s’émanciper.
    Donc, « tant qu’il y avait de la vie, il y avait de l’espoir… »

    Aucune ne leur avait donné ce caractère exécrable d’une SERVITUDE PERPéTUELLE: en Occident l’esclave appartenait à son maître, toute sa vie, lui, ses enfants et toute sa descendance, POUR TOUJOURS!!
    Cela fut « sanctifié » par Le fameux Code Noir le 17 mars 1685, qui fut tout, sauf l’expression d’une aspiration abolitionniste.

    Aucune de ces anciennes civilisations sus-nommées, n’a évoqué une exégèse tendancieuse des Ecritures pour se donner bonne conscience: telle que celle qui dit que la race noire fut maudite par Dieu à travers le mythe biblique de Canaan à Cham et dont l’esclavage est justifié (Génèse 5/32, 6/10, 7/13,9/18-25, 10/5, etc).

    Cela, aussi, est historique !!!

    Aucune de ces civilisations n’ont eu leur « père Bartolomé de Las Casas » pour rappeler qu’il fallait DES NOIRS d’AFRIQUE comme esclaves pour aider les pauvres colons américains, car il lui semblait odieux d’exploiter ainsi…les Indiens…Mais les noirs, descendants de Cham, sont eux prédestinés, selon les Ecritures, à la servitude. Las Casas (entre autres), donna ainsi une justification à l’abominable exportation vers toutes les colonies occidentales. Il y eut aussi des bulles papales.

    Voilà, très succinctement, les différences. L’esclavage pratiqué alors par l’Occident procédait d’une idéologie de la supériorité raciale.
    Et nous sommes là, très, très loin des pratiques antiques. L’esclavage fut en Occident pratiqué selon un critère ethnique: une faveur réservé aux noirs!

    Rien n’est plus faux que d’affirmer que l’Occident ait été à l’avant-garde de l’abolition de l’esclavage tout comme affirmer que « l’abolition » réclamée par l’assemblée française en 1794 fut déterminante et « révolutionnaire ». Il convient d’établir une distinction entre la Traite et l’esclavage.

    Pour finir il serait judicieux de donner la définition d’un « esclave » en islam, comment il doit être traiter, ses droits, les différentes raisons pour qu’un « maitre » affranchisse celui ci etc.

    Puis vous nous donnerez la definition d’un esclave en occident tel qu’il est vu, tel qu’il a été traité, ses droits etc.
    Je rappel que l’occident c’est 5 continent et autant d’ethnies anéanties qui vivaient avec la nature en symbiose (papou, aborigene, inuit, indiens des ameriques, afrique etc etc.)

    Salutation

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  4. @simple: vous n’avez sans doute pas vraiment lu le billet que vous commentez. « AUCUNE de ces civilisations n’avaient établi l’esclavage sur des critères RACIAUX, comme ce fut le cas en Occident » dites-vous. Et Aristote? et Avicenne? et Ibn Khakdun? Je ne recopie pas les citations, elles sont au début de mon billet.

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  5. Ce sophisme de piètre rhéteur omet avec un certain talent que la discrimination s’opère non plus sur une couleur de peau mais sur une critère religieux. Le non-musulman en terre islamique peut être esclave et cela est autorisé dans le coran. Je mets à votre disposition les versets adequats. En outre ce livre n’est qu’un plagiat de l’ancien testament avec une une dimension politique plus que pregnante. Certains passages de la Charia sont de la barbarie codifié un nom du sacré. En outre la vie de ce prophète est loin d’être un parangon de probité.
    Les faits historiques m’intèressent et non la mythologie.

    L’escalvagisme continue et non dans l’univers que vous abhorrez.

    Pour vous rassurez, les dogmes religieux quelqu’ils soient m’exaspèrent au plus haut point.

    Bien à vous

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  6. @cabrini: « piètre rhéteur »? Vous devriez diriger votre regard sur vous-même, un peu plus haut que le nombril (ce qui vous exaspère ou pas est relativement inintéressant).

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  7. Ce qui est fort dommage c’est ce se concentrer sur le fait que l’esclavage ait été bien dans cette civilisation ou dans une autre. Il n’y a aucune forme d’esclavage qui fut « bonne ». C’est peut être un point de vue de petit jeune vivant dans son petit monde ou on lui a appris que ceci est bien et cela est mal que vous vous faites en lisant ceci mais sachez qu’on ne peut comparer l’esclavage occidentale en Amérique à celui fait en terre d’Islam l’un avait surtout un but économique alors que l’autre un but surtout domestique. Ce qui explique en partie le fait qu’ils aient été mieux traité par leurs maîtres. De plus l’esclavage dans le monde musulman ne s’est pas seulement concentré pour un but domestique mais parfois aussi (sans compter les Mamelouks, les Eunuques ou les concubines) pour un but économique comme par exemple en Irak ou comme en Amérique des esclaves noirs furent amené afin de travaillé dans les salines de Bassora dans des conditions de travail plus que difficile ce qui les poussa a la révolte au IXe siècle. Personne ne peut dire ce qui aurait pu se passer si c’était les Arabes qui avaient trouvé l’Amérique (même si je trouve cette idée fort amusante) et s’ils n’auraient pas fait la même erreur que leurs frères occidentaux. Ceci était un petit message (très inspiré certes de la pensée de Bernard Lewis) de paix de la part d’un pauvre étudiant qui pense sincèrement que toutes formes d’esclavage n’est pas humaine.
    Bonne soirée à tous.

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